Vers Polynesia, les mystères...

ou
Havai’i, de la nature des mystères

L’île sacrée de la Polynésie, Raiatea, me poursuit, refuse de se dévoiler, mais cependant m’envoie des signes me plongeant dans d’étranges réflexions …

Avec Polynesia, Raiatea s’est-elle définitivement cristallisée dans mon esprit sur le modèle Havai’i ? Cette île mythique que l’on espère et qui se cache toujours à l’horizon de nos rêves ? Raiatea demeure mystérieuse et secrète comme si elle souhaitait ne me révéler que très lentement des formes obscures de pensées qui ne semblent pas m’appartenir. Je suis a priori un scientifique « pur et dur », alors pourquoi faut-il qu’avec cette île émerge au niveau de ma conscience des idées relevant davantage de la nature de l’ésotérisme que de la simple raison ?

Mai te reira iho ä, c’est ainsi. C’est une passe de l’île de Tahaa, la passe de Toa Hotu, et non l’une de Raiatea, qui apparaît comme hautement symbolique dans la naissance de la trilogie Polynesia. Car c’est bien en la franchissant avec le Toa Marama que l’idée de la création du premier tome de la trilogie m’apparut comme une évidence. Il s’en est donc fallu de quelques milles – une douzaine très exactement – pour que lors de son premier contact avec les îles Sous-le-Vent, au lieu de franchir Teavamoa la passe sacrée de Raiatea, notre bateau, le Toa Marama, se présente modestement plus au nord devant Toa Hotu !
Il n’est pas arrivé devant la passe considérée comme la première effectivement franchie par les anciens Polynésiens découvrant l’île espérée. Pourquoi ?
Raiatea devait-elle rester secrète ? Fallait-il que je parcoure un long chemin initiatique, toute une trilogie, pour que le nom de la passe sacrée soit enfin révélé par un autre Toa Marama ? Car si le tome 1 fait implicitement référence à la première de toute les passes que découvre la grande pirogue de Ta’aroa, il faut attendre le milieu du tome 3 pour que le nom de la passe sacrée soit explicitement cité :

« Bien avant que le Toa Marama n’ait trouvé Teavamoa, la passe sacrée… Bien avant que l’une des premières sources de signes, l’Image Sacrée, ne circule déjà sur le grand Océan, à bord du Toa Marama… Bien avant le Toa Marama… »

Raiatea se devait de garder le mystère, le mystère du sacré, comme les formes ancestrales des tatouages portent bien plus qu’un soupçon de mythe. Savoir qu’ils contiennent plus que des entrelacs, des courbures d’etua ou d’enata, de multiples vibrations ancestrales, enfin prendre conscience qu’il s’agit d’une « Invasion des formes  » ne permet pourtant pas de comprendre ce que sont réellement les tatouages. Qu’ils demeurent dans le mythe n’est pas pour me déplaire, comme l’île sacrée. Ainsi je ne porterai jamais de tatouages par amour du mystère, par amour de la Polynésie. Les formes anciennes ont basculé dans un gouffre ancestral comme si les évidences d’une culture étaient repassées de la lumière de l’ao à l’obscurité du .
Il y a des domaines où la puissance de ce qui ne se dévoile pas marque plus les esprits que la belle lumière du jour.

Mai te reira iho ä, c’est ainsi. Raiatea demeure une obsession. Dans le milieu des années 1990, à une époque où j’étais loin de me douter combien la Polynésie allait changer le cours de ma vie, l’une des filles d’Alpha m’a offert la reproduction d’une aquarelle de Paul Gauguin. On y voit un homme et une femme, nus, seuls, perdus sur une île minuscule et regardant les flots monter. Le dessin est accompagné d’un texte fondateur pour Polynesia. « Ruahatu lui dit d’aller sur le Toa Marama qui d’après les uns est une pirogue, d’après les autres une île ou une montagne, mais que je nommerai Arche, remarquant seulement que Toa Marama signifie Guerrier de la Lune, ce qui me fait supposer que l’Arche quelconque et l’ensemble de l’événement du cataclysme ont quelque rapport avec la lune…
Quand le pêcheur et sa famille se furent rendus à l’endroit indiqué, les eaux de la Mer commencèrent à monter et couvrant jusqu’aux montagnes les plus élevées, firent périr tous les êtres, à l’exception de ceux qui étaient sur ou dans le Toa Marama, et qui, plus tard, repeuplèrent les îles ou la terre… »

Paul Gauguin Noa Noa

Il est clair que ce cadeau, plein de tendresse, portait un double message. Celui apporté au cours des âges par Gauguin lui-même, et celui offert comme révélateur du bonheur de la rencontre avec Alpha. Alpha montant sur le pont de mon bateau, prête à parcourir avec moi les flots de l’océan, comme les flots de la vie…

Alors, bien plus tard, partant vivre au bout du monde, je compris que le voilier désiré par Alpha ne pouvait pas porter d’autre nom que celui de Toa Marama !
Et notre Toa Marama se devait un jour de voguer vers les îles. Mais il mit de côté la plus secrète de toutes, et pénétra discrètement sa petite sœur toute proche, Tahaa, comme pour préserver les mystères d’Havai’i.
Les mystères… ceux de la vie étant ce qu’ils sont, j’écrivis la première version du tome 1 de Polynesia qui devint évidemment « Les mystères du temps ».

Mai te reira iho ä, c’est ainsi que bien plus tard, petit à petit, j’osai enfin approcher Raiatea. Mais cette île ne se découvrit pour moi que précautionneusement.
Un jour, alors que nous étions à bord du Toa Marama et que nous prenions la passe Teavapiti pour pénétrer l’est de l’île, en consultant banalement la carte de détails des fonds marins des lieux, mon regard tomba sur un minuscule récif situé en plein milieu du lagon et son nom me frappa ! Il s’appelait « Toa Marama » ! La toute petite île de Paul Gauguin existait donc ! D’année en année, le Toa Marama me poursuivait. Le mystère est une affaire souvent très personnelle. Entre Raiatea et moi, il semble qu’il soit toujours caché là, au détour d’une passe…

Mai te reira iho ä, c’est ainsi qu’en 2007 à l’ouest de Raiatea, je découvris dans une large portion de son lagon un singulier petit motu ne portant que trois cocotiers. Deux grands et un tout petit. Je pris cette île en photo et l’image marqua ma mémoire d’une curieuse impression, celle de ne pas être réelle, celle de quelque chose existant ailleurs, plus au sein d’une mémoire partagée que dans mes propres souvenirs.
Ce motu, si vous avez un jour la chance de l’admirer, a quelque chose de totalement irréel. Il est bien trop petit pour porter ses deux grands cocotiers. Il est totalement isolé dans une large portion de lagon qui a la prétention de rivaliser avec des étendues océanes.
Ce motu est une sorte d’anomalie de la nature tellement son aspect symbolique prime sur ce qu’il n’est somme toute : une minuscule langue de sable, perdue en mer, exhibant une végétation totalement improbable.
Ce motu porte en lui la marque de l’utopie insulaire. Celle de l’espoir d’une île réduite à l’essentiel, point de solitude planté là par une force quasi divine au point qu’il semble osciller telle une chimère au bord de notre imagination. Je me suis interrogé. Qu’est-ce qui est le plus important ? Cette île insignifiante, ou l’image que nous en avons de par la puissance du signe qu’elle véhicule ? La puissance ou le pouvoir ?
Bien des années plus tard, mon éditeur me fit diverses propositions pour la couverture du tome 3 de Polynesia, « Le Pouvoir des signes ». Il y a des moments dans la vie où les portes du rêve s’ouvrent brutalement pour nous submerger d’une étrange lumière… la toute dernière des propositions de couvertures montrait un signe provenant de Raiatea. Si vous connaissez la couverture du tome 3, vous avez compris. Si vous ne la connaissez pas je vous invite à la découvrir. Vous ne comprendrez pas tout nécessairement, mais justement… l’important demeure dans la nature du mystère.

Mai te reira iho ä, c’est ainsi. Le pouvoir des signes de Raiatea me poursuivait jusque sur la couverture du dernier tome de Polynesia !

Avec l’écriture de Polynesia, insensiblement, je suis passé de la quête de l’île à la quête de la forme, puis à la quête du signe qu’elle cache.

Raiatea exhibe-t-elle d’autres formes ? Et quelle est donc la nature des signes qu’elles contiennent ?
Raiatea est-elle le centre du monde ? Il est remarquable que l’île touchée par les premiers Polynésiens se trouve exactement située au centre de gravité d’un immense triangle connu sous le nom de « triangle polynésien », vaste étendue du Grand Océan Pacifique limitée par ses trois sommets : Rapa Nui (l’île de Pâques), Hawaii, Te Aotearoa (La Nouvelle-Zélande).
Raiatea, l’île sacrée, contient donc comme dans un écrin le plus sacré des marae polynésiens, le marae Taputapuatea situé face à la passe première de la Polynésie,Teavamoa, et confirme avec elle son statut secret. Car que reste-t-il aujourd’hui sur le plus grand et le plus beau marae polynésien ? Des formes étranges dont personne ne connaît réellement le rôle et la nature du signe transmis, des reconstitutions porteuses d’une charge mystique et d’un pouvoir depuis longtemps oublié : des unu. Les unu étaient des pièces de bois sculptées élevées sur les marae, vastes lieux de culte pavés de larges pierres plates. Les marae comportaient également diverses constructions en bois mais avec le temps aucune n’est parvenue jusqu’à nous.
De même, il semble qu’aucun unu n’ait pu être conservé et les représentations restent très rares et signent le mystère. Cependant, certains pensent que les unu symbolisaient souvent des oiseaux ou des chiens, ou encore des figures anthropomorphes, ou simplement géométriques, tout un bestiaire de formes et de symboles.
Les unu servaient-ils d’intermédiaires entre les dieux et le marae ? Etaient-ils, comme d’autres l’affirment, des êtres considérés comme réellement vivants. Il semble qu’on les ornait de bouquets de plumes, de bandes de tapa, de nattes… et de toutes sortes de choses …

Les oiseaux, paraît-il, qui évoluaient dans l’enceinte des marae pouvaient être l’objet d’une attention toute particulière. Ils étaient considérés comme sacrés et nourris par des offrandes disposées sur les unu. Les cris de ces oiseaux étaient alors interprétés comme des réponses des dieux aux prières des prêtres, comme si le marae était une porte ouverte par laquelle se manifestait le « Pouvoir des signes »… La porte, la passe, … toute une symbolique du passage, sans que l’on sache très précisément ce qui se cache derrière. C’est justement là que se situe le mystère, comme à la fin du tome 3 de Polynesia dans les obsessions d’AngKor convaincu de ne faire qu’un avec l’ancêtre des dieux du panthéon polynésien, Ta’aroa.

Mai te reira iho ä, c’est ainsi.