L’un des plus beaux souvenirs que j’aie de mon premier voilier « Altaïr », un Sangria de 25 pieds (7,60m), c’est ma première croisière côtière en famille de l’été 1976. Comme j’avais passé tout l’hiver précédent à naviguer en rêve dans le cours de navigation des Glénans, la bible, le passage de la théorie à la pratique se fit naturellement. Cette année-là, le long des côtes de la Bretagne sud, le temps était magnifiquement ensoleillé et la mer clémente. Découvrir l’océan avec un bateau neuf, c’est le bonheur. Avec mon premier bateau, ce fut un émerveillement. Est-ce qu’il y eut une ombre dans cette première expérience ? Eh bien non ! Je crois qu’il n’y en a pas eu. C’était une autre époque, les choses étaient simples. Il y avait encore des places dans les ports. Il n’y avait pas le moindre appareil électronique à bord d’« Altaïr »… rien ne pouvait tomber en panne. Le passage du Raz de Sein, à la voile et par épais brouillard, se fit avec une corne de brume et à l’estime, c’est-à-dire en traçant la route sur la carte et en dessinant des parallélogrammes (vitesse, courant). Pas de sondeur, pas de radar, pas de GPS. Je me souviens d’une arrivée à La Rochelle impensable aujourd’hui. Nous étions à marée basse dans le long chenal d’accès au vieux port. L’un de mes cousins était à l’avant du bateau. Régulièrement, il laissait filer la sonde avec ses 500 gr de plomb et une fois le fond atteint, lisait la cordelette marquée tous les mètres. Je l’entendais me dire : 2m, 1m80, 1m70… Maintenant, sur le Toa Marama, il y a trois sondeurs, dont l’un est un sonar couleur qui donne en temps réel un profil du fond jusqu’à 50m devant l’étrave.
J’avais attrapé le virus.
Deux ans plus tard, « Altaïr » fut remplacé par « Altaïr II », un Gibsea de 30 pieds (9m). Avec ce bateau, ce ne sont plus quelques régates autour de l’île de Ré ou des escapades en Bretagne, c’est aussi la découverte du grand large où l’horizon s’agrandit considérablement. Avec les quarts de jour et de nuit qui se succèdent, on se prend à rêver d’un autre monde, où le temps s’étire et change de rythme. Lors de la première traversée du Golfe de Gascogne, on découvre l’océan dans toute sa grandeur et sa solitude. Et puis bientôt, ce sont des côtes nouvelles, belles et agressives, battues par la houle et le vent, où l’on recherche tous les soirs l’abri caché derrière les roches, un petit port espagnol vivant et coloré. C’est aussi la prise de conscience qu’en mer on doit redoubler de prudence, l’exemple qui suit le montre.
Nous sommes deux bateaux faisant route vers l’Espagne. Quelques heures avant notre arrivée sur les côtes ibériques, pendant la nuit où le vent monte un peu, le contact visuel est perdu avec le bateau des amis. Vers trois heures du matin, j’ai un échange radio surréaliste avec Robert. Je pense alors que son bateau est devant le mien.
Moi : On arrive sur le port, on voit les feux des phares, c’est bon.
Robert : Je vois aussi les feux de ton bateau. Tu es juste devant.
Moi : C’est curieux, tu es plus rapide que moi, j’aurais juré que c’était plutôt toi qui étais devant. Et derrière moi, je ne vois rien pour le moment.
Robert : Pas grave, on est bientôt arrivés.
Moi : Bon, tout me semble correct, l’entrée est juste derrière la grande jetée.
Robert : Moi aussi j’aperçois l’entrée du port de Gijon. Juste devant, il y a un énorme cargo toutes lumières allumées, tu le vois ?
Moi : Parfaitement, mais ils sont deux ! Ils sont tous les deux énormes. Tu es d’accord ? L’entrée est juste derrière ?
Robert : Il n’y a qu’un cargo, un seul, pas deux.
Moi : Je ne suis pas d’accord ! Il y a bien deux énormes cargos, on ne peut pas les rater ! Je suis dans l’alignement des feux. Je les vois parfaitement tous les deux à bâbord. Je vais bientôt entrer dans le port de Gijon.
Robert : Moi aussi. Heu… maintenant je vois le voilier qui est devant moi… Ce n’est pas le tien.
Moi : Le vent monte et il y a beaucoup de clapot, j’affale les voiles, je continue au moteur, ce sera plus simple.
Robert : Je t’assure qu’il n’y a qu’un seul cargo et pas deux… j’entre dans le port.
Moi : Je ne comprends rien, on les voit parfaitement … je ne suis pas encore arrivé… tu serais donc devant moi ?
Robert : Bon sang !
Moi : Qu’est-ce qui se passe ?
Robert : …
Moi : Robert, Robert ? Tu m’entends ?
Robert : …
Moi : Robert ? Je ne te reçois plus ! Est-ce que tu m’entends ?!
Robert : … je ne suis pas entré dans Gijon … je suis entré dans un autre port, je ne suis pas à Gijon… !
Toute ma vie, à chaque fois que je fais une approche de nuit, dans les derniers moments de l’atterrissage (le même mot que pour les avions), dans ces moments où l’on n’a pas droit à l’erreur, je repense à Gijon et à Robert. Il est entré dans un port, de nuit, en étant convaincu d’entrer dans un autre ! Robert était pour moi une référence, il avait une grande expérience de la navigation, a priori plus que moi. Comment a-t-il pu commettre une pareille erreur ? Il a eu énormément de chance. Sur cette côte très découpée il aurait pu mettre son bateau sur les récifs et couler avec toute sa famille à bord… L’erreur de Robert me sert. L’océan nous offre de fantastiques paysages marins, mais le milieu peut se révéler dangereux. Il ne faut jamais oublier qu’on ne plaisante pas avec la mer.
Avec Altaïr II, j’aimerais finir sur une note plus joyeuse. Comme celle de l’image de ma fille de onze ans, Isabelle, allongée à l’avant de tout son long sur le pont, sous le génois, la voile d’avant. Elle tend les bras devant l’étrave comme si elle voulait toucher l’eau, en fait elle réussit à caresser un grand dauphin qui passe justement par là ! Quand elle revient vers moi, elle a des larmes dans les yeux et elle me dit avec émotion : « Papa, c’est doux comme de la soie. C’est le plus beau jour de ma vie. »
En 1983, j’obtiens une mutation à l’IUT de la Rochelle, où je vais diriger le département informatique. C’est le moment d’ajouter encore 5 pieds au bateau. Cette fois, c’est « Eärendil » un First 35 (11m). On peut encore repousser l’horizon, l’Angleterre, l’Irlande, l’Espagne, le Portugal, Gibraltar, la Méditerranée, les Baléares… on se prend à se dire que la Terre est ronde. Eärendil était un très beau bateau, du type de ceux que j’admirais quelques années plus tôt avant même d’être à la barre d’Altaïr. Avec Eärendil tout devient possible.
L’une des plus belles croisières fut sans conteste le tour complet de l’Espagne pendant les vacances d’été, de La Rochelle à Port Gruissan. (Gruissan, en Languedoc Roussillon, la région méditerranéenne la plus à l’ouest du sud de la France) Il y a des images marines que l’on ne peut oublier : 36h sous spi accompagné par un banc de dauphins le long des côtes du Portugal, ou encore l’arrivée sur Ibiza. Une arrivée de nuit sur l’une des îles des Baléares. Il est 2h du matin. Eärendil est au près à 4 nœuds. Petit temps, mer belle, pas de lune. Je tiens la barre sous les étoiles et mon voilier taille allègrement sa route dans un silence total. Tout le monde dort à bord et je suis perdu dans la contemplation d’un ciel étoilé. Soudain, je la sens. Je prends conscience qu’elle est là, à quelques milles. C’est un parfum de pins et de résineux qui trahit une présence invisible. Elle est là, l’île. Dans une baie bien identifiée avec le radar, quelques phares, la carte et le sondeur, je mouille en silence. J’espère que le bruit de la chaîne d’ancre se déroulant vers des fonds de 4 ou 5 mètres ne va pas réveiller l’équipage. Tout est calme, il est 3h du matin. Le bateau est immobile. Ibiza est toujours invisible alors qu’elle est là à quelques centaines de mètres. Je peux dormir une ou deux heures, avant le lever du jour. A 5h je me lève. Je veux absolument découvrir les premiers rayons du soleil sur cette île encore inconnue et qui est pourtant si proche maintenant. Dans le cockpit, mon fils Frédéric m’a précédé. Je le vois de dos. Immobile, il regarde un point à l’horizon, un point qui déjà vibre de couleurs, un point qui semble déjà révéler les contours impressionnants d’une côte découpée, quelques arbres, la silhouette d’une pinède, des taches qui pourraient être des maisons, une plage, peut-être ? dont le rivage garderait encore les reflets métalliques de la nuit. Ensemble, mon fils et moi, nous attendons que l’île nous dévoile ses charmes.
C’est en 1993 que le quatrième changement se produit. Cette fois, il fait 40 pieds (12m) c’est « Elwing », un First 405.
Une belle machine capable d’en remontrer à d’autres dans la rade de La Rochelle, où il est si courant de faire route sous voiles, bord à bord, et où c’est à celui qui larguera l’autre. Elwing est une « bête de près », comme on dit, entendons par là qu’il remonte mieux dans le vent que la plupart des voiliers. Avec lui, nous n’allons plus vers le nord, c’est le sud qui nous attire, de nouveau le Portugal, la baie de Cadix. On remonte le Guadalquivir sur 100 km et nous voilà à Séville. Juste avant Gibraltar, on fait un détour vers le Maroc et Tanger. Puis on entre en Méditerranée jusqu’à Malaga où il serait temps de revenir. Repasser Gibraltar. Doubler le cap Saint-Vincent tout à l’ouest de l’Andalousie. Remonter au près toutes les côtes du Portugal, croiser le cap Finistère, pénétrer le Golfe de Gascogne et retour à La Rochelle juste à temps pour reprendre le travail à l’université, la tête débordante de lumières et de souvenirs.
Pendant 5 ans, nous avons navigué avec Elwing. C’était un très bon bateau qui a toujours montré de grandes qualités nautiques, capable de faire route à la voile, aussi bien par tout petit temps que lors de conditions extrêmes telles que celles rencontrées un jour dans le Golfe de Gascogne. C’est un retour musclé vers La Rochelle, nous avons pris 50 nœuds de vent pendant 24h. Mon fils, à la barre, est tout réjoui (il est bien le seul !) de voir l’indicateur de vitesse bloqué à douze nœuds. Lors d’une embardée, alors que Monique, ma femme, cherche de quoi faire des sandwichs dans le réfrigérateur, l’abattant de ce dernier lui tombe sur la figure ! Le nez en sang, elle craint qu’il ne soit cassé ou d’avoir besoin de quelques points sur l’entaille. Elle en a gardé une belle marque, un souvenir de guerre pourrait-on dire, pendant quelque temps… mais cela ne l’a pas empêchée, au salon nautique de La Rochelle de 1998, après quelques visites de bateaux bien plus grands qu’Elwing, de déclarer vouloir « Un cinquante pieds ou rien ! »
J’ai une femme remarquable par bien des côtés. Mais peu d’hommes aimant la mer et les bateaux ont un jour entendu leur compagne affirmer, haut et fort, qu’il fallait ajouter 3m au bateau ! C’est ainsi qu’est né le « Toa Marama », un voilier dériveur intégral en aluminium de 15m de long … Nous ne savions pas encore que ce bateau n’allait en fait naviguer qu’autour de Tahiti et des îles de la Polynésie française. Et nous ne pouvions imaginer que quelques années plus tard il deviendrait l’un des principaux personnages de Polynesia .