« Comme devoir pour demain vous allez faire un dessin illustrant le poème sur le loup », nous avait demandé le maître.
Je ne me souviens plus du poème. Mais il s’agissait certainement d’une pauvre bête perdue dans la neige, car le soir à la maison j’ai dessiné sur une feuille blanche la triste silhouette d’un arbre mort et, sur la droite, un loup décharné, à l’air dépité, immobile le nez dans la neige. Rien d’autre, sauf derrière l’animal quelques vagues traces de ses pas montrant que le chemin depuis l’horizon avait été rude… Le dessin était si réussi que le maître m’a mis un zéro, en ajoutant en commentaire dans mon cahier de correspondance : « Ce n’est pas aux parents de faire le dessin des enfants ! »
Je passe sur la période technique des dessins allant des réacteurs d’avions aux premiers schémas de gigantesques vaisseaux intersidéraux. Ces derniers préfigurant les vaisseaux-lumière de Polynesia et reconnus comme dignes d’un intérêt certain par un autre instituteur dont j’ai gardé un émouvant souvenir.
Avec les vacances en famille à l’île de Ré, j’ai commencé à m’intéresser à l’aquarelle, sans doute en raison de la lumière, des paysages marins et de la courbe des voiles. J’ai adopté cette technique pour de multiples raisons. Sans doute parce que j’ai eu mon époque japonaise et que j’ai subi une certaine influence des approches minimalistes où tout un univers pouvait naître de la simple beauté d’une courbe parfaite. Certainement aussi par la complicité qui naît avec le papier quand il s’agit de faire émerger, avec son seul éclat et sans couleur, la naissance des reflets, les scintillements et toutes les vibrations solaires. À l’évidence aussi par cet instant fugitif de la création où le pinceau étale la couleur en un geste sûr et précis, ne souffrant aucune hésitation. La recherche des couleurs est un bonheur. Je comprends mal ces œuvres où le peintre a manifestement utilisé les petits pots de sa boîte tels quels, sans aucun mélange, sans aucune recherche pour tenter d’approcher l’idéale et l’unique tonalité parfaitement adaptée au contexte du sujet.
J’ai toujours été attiré par la mer. L’océan, le large font partie de ma vie. Peut-être que les marines que je peignais alors étaient un moyen de garder le contact avec les paysages marins même quand j’étais à terre ?
Plus tard, j’ai eu une période à tendance écologique. Il m’est arrivé de penser que certains grands animaux marins pouvaient avoir des pulsions de vengeance envers le plus grand prédateur de la planète Terre…
Avec l’aquarelle, comme pour l’écriture, le rêve n’est jamais bien loin, comme des oiseaux qui viennent de l’horizon ou qui volent au-dessus de l’étrave …
Et puis du rêve je suis passé à la période Klimt, par amour sans doute …
Curieusement, j’ai arrêté toute production d’aquarelle depuis que je vis en Polynésie, comme si la puissance de la lumière locale m’avait cristallisé dans une interrogation permanente… et puis j’ai pris conscience que mettre des couleurs sur du papier n’était pas la seule façon de parler des éclats de lumière. L’écriture, aussi, permettait de le faire, surtout quand on est obsédé par l’écume projetée par l’étrave de toutes sortes de voiliers fendant toujours l’océan dans une dynamique implacable. Alors, depuis quelques années mes aquarelles sont virtuellement cachées ici et là, dérivant au gré des pages de Polynesia, et il arrive même au compagnon d’Alpha d’en être fasciné …
« Je rêve de coucher sur un beau papier d’aquarelle quelques judicieux mélanges de couleurs, montrant l’instant magique où un Polynésien aux bras tatoués plonge sa rame dans l’écume du Pacifique. Ses deux bras sont projetés devant lui. L’un à l’horizontale, en haut de sa rame, l’autre légèrement replié un peu plus bas. Son torse est puissamment penché en avant, et tous ses muscles sont crispés par l’effort. On peut voir l’étrave de son va’a qui s’élance au-dessus de la houle avec une aisance qui tient du miracle et l’on pourrait croire un instant que sa superbe machine va s’élancer vers les étoiles. »
Polynesia – Les Mystères du temps » p. 130